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14 mars 2011 1 14 /03 /mars /2011 10:14

SECONDE ÉPOQUE

31 mai 1793 - 18 août 1794

 

      J’arrivai à Lausanne le 31 mai 1793. Je trouvai que la banqueroute qui m’avait effrayé n’avait rien de très alarmant pour ma fortune. En effet elle ne me coûta qu’environ 2 000 écus. Dès que les formalités que mes intérêts exigeaient furent remplies, je quittai Lausanne pour aller voir une ancienne amie, Mme de Chenevière, femme de beaucoup d’esprit, auteur de plusieurs ouvrages assez distingués, bizarre d’ailleurs, et déjà vieille, mais pour laquelle j’avais eu à Paris un sentiment presque semblable à l’amour. Cette femme, qui, après une vie assez agitée, et un mariage d’inclination que sa famille n’avait point approuvé, vivait à peu près seule, dans un village du pays de Neuchâtel, avec un mari qui lui témoignait beaucoup d’égards, mais dont la froideur et les habitudes indolentes ne satisfaisaient ni son imagination ni son cœur, avait plus d’une fois conçu le projet de me retenir auprès d’elle, malgré la disproportion de nos âges. Elle avait fort blâmé mon premier mariage, et bien qu’elle se fût imposé le devoir de le déconseiller le divorce, lorsque je lui avais écrit là-dessus, elle me vit arriver libre ou à peu près, puisque les tribunaux étaient sur le point de prononcer, elle me vit, dis-je, arriver avec un extrême plaisir, et ce fut avec surprise et chagrin qu’elle apprit mon nouvel amour. La passion de l’indépendance m’avait repris pendant la route. Mme de Chenevière n’eut pas une grande peine à fortifier mes impressions dans ce sens. La volonté du père de Cécile renvoyait notre union à une époque indéterminée. Je m’établis donc assez facilement dans l’idée que ce qui était éloigné et incertain pourrait fort bien ne pas arriver. J’écrivis toutefois à ma bonne Cécile qu’au milieu de toutes mes indécisions, j’aimais tendrement, et aussi longtemps que Cécile me répondit régulièrement, je ne laissai pas languir une seule fois cette correspondance dans laquelle je trouvais toujours du charme. Mais Cécile tout à coup cessa de m’écrire. La société de Mme de Chenevière m’était devenue chaque jour plus agréable. Son esprit original, hardi, étendu, me captivait entièrement, dans un temps où l’esprit m’était plus nécessaire qu’il ne me l’est aujourd’hui. L’image de Cécile s’effaça graduellement de ma pensée, et lorsque la nécessité de remplir quelques formalités relatives à mon divorce me rappela à Brunswick, je ne songeais presque plus à nos anciens projets, je les considérais comme abandonnés par Cécile comme par moi, et il ne me restait d’elle qu’un souvenir vague, quoique assez doux. Je retournai à Brunswick le 28 avril 1794. La famille de ma femme avait beaucoup travaillé contre moi en mon absence. Je me vis frappé d’une espèce de proscription sociale, et admis à la Cour parce qu’on ne pouvait m’en fermer l’entrée, à cause de mon rang et de la place que j’occupais, j’y rencontrai un accueil si froid que dès le premier jour je résolus de ne plus m’y présenter. Je tins parole. Mais dans l’isolement où cette résolution me plaçait, je cherchai des distractions. Il y avait à Brunswick une femme de quarante ans, veuve d’un homme de lettres, qui avait été mon ami intime et qui était mort pendant que je voyageais en Suisse. L’attachement que j’avais conservé pour son mari nous lia d’une amitié très étroite. Je pris auprès de cette femme des informations sur Cécile. Elle me la peignit fort détachée de moi, vivant toujours très retirée, suivant son habitude, mais n’ayant paru ni triste de notre séparation ni impatiente de me revoir. Son http://static.lexpress.fr/medias/1063/544493_sans-titre.jpg silence venait à l’appui de ce que l’on me disait. Je voulus pourtant lui faire une visite, et en approchant de sa demeure, j’éprouvai beaucoup d’émotion. Elle ne me reçut pas. Je retournai près de Mme Marcillon, ma nouvelle amie. J’étais un peu piqué contre Cécile, que j’avais cru apercevoir à sa fenêtre. La conversation se tourna naturellement sur elle, et Mme Marcillon me fit une description si animée du malheur que jetterait sur ma vie une liaison qui me remettrait dans la dépendance d’une femme, elle exalta tellement mon imagination sur le bonheur d’une liberté complète, que je formai subitement la résolution de ne point renouer avec Cécile, et d’éviter à tout prix de la rencontrer. Cécile m’écrivit le lendemain pour me témoigner son regret de n’avoir pu me recevoir la veille, et pour me proposer une entrevue le jour même. Je lui répondis un billet poli, mais froid, et qui finissait par un refus. Elle insista. Je continuai à refuser. Elle me demanda instamment de la voir un quart d’heure pour écouter sa justification. Je persistai dans le parti que j’avais pris, avec une obstination qui m’est encore inexplicable, et je lui mandai enfin que les bruits que mon attachement pour elle avait fait naître relativement à mon divorce, le prix que je mettais à détruire ces bruits, et surtout son silence de plusieurs mois avaient produit en moi la détermination de rompre à jamais. Je me croyais bien fort en résistant à Cécile : et dans le fait que je ne faisais que céder à l’influence d’une autre femme, qui, sans but particulier, mais par le seul effet de la haine secrète que les femmes se portent mutuellement, se plaisait à me voir affliger et peut-être humilier une personne qu’elle ne connaissait pas. Cécile partit pour Hambourg deux jours après. Je ne tardai pas à recevoir d’elle une longue lettre. Elle m’expliquait le silence qui m’avait blessé : mais offensée elle-même de mes refus bizarres de la voir une seule fois, elle renonçait à toute relation et à toute correspondance ultérieure. Une sorte de tristesse qui régnait dans sa lettre m’inspira du regret d’avoir repoussé son affection. Je répondis avec tendresse, et je rejetai sur un sentiment trop vif, et sur l’importance que j’avais attachée à ce qui m’avait paru de l’oubli, ma singulière conduite. Je lui proposai de me rendre à Hambourg, et j’en sollicitai la permission comme une faveur. Cécile me l’accorda avec simplicité, avec franchise, et avec joie. Mais un travail que j’avais entrepris, des affaires, de l’indolence m’empêchèrent d’en profiter tout de suite, et bientôt rassuré sur le cœur de Cécile, je rougis de l’avouer, je mis moins de prix à ce que je ne craignais plus de perdre. Je recommençai dans mes lettres à parler du bonheur de l’indépendance, tout en ajoutant mille protestations d’amour. Cécile, ne comprenant rien à mes étranges vacillations, ne disputait pas dans ses réponses, mais exprimait le désir d’une entrevue qui nous servirait à nous entendre. Je renvoyai d’un jour à l’autre. Le temps s’écoula. Un décret de la Convention qui obligeait les propriétaires de rentes viagères à produire leurs titres légalisés par un ambassadeur neutre, me fit croire que je devais retourner en Suisse, pour faire ce que j’aurais pu faire à Hambourg. Je mandai à Cécile que je ne la verrais qu’à mon retour que je peignis comme peu éloigné, et je partis de nouveau pour la Suisse, où j’arrivai le 18 août 1794. Cécile, bien qu’un peu surprise de ce renversement de tous nos projets, chercha néanmoins à m’excuser dans son cœur. Elle crut à l’importance de mes affaires. Ses lettres toujours affectueuses et douces m’auraient sans doute ramené vers elle, et déjà je m’occupais, quoique négligemment encore, de m’en approcher lorsque je rencontrai, par un hasard qui eut sur ma vie une longue influence, Mme de Malbée, la personne la plus célèbre de notre siècle, par ses écrits et par sa conversation. Je n’avais rien vu de pareil au monde. J’en devins passionnément amoureux. Cécile fut pour la première fois complètement effacée de ma mémoire. Je ne lui répondis plus. Elle cessa enfin de m’écrire ; et ici commence dans notre histoire une vaste lacune, interrompue seulement, de temps en temps, par des circonstances en apparence insignifiantes, mais qui semblaient nous avertir d’un bout de l’Europe à l’autre que nous avions été destinés à nous unir.

 

A suivre

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